LES DIFFÉRENTS TYPES D'AMOUR

Introduction

 

Le terme “charité” nous évoque spontanément le mot “amour”. Parler de charité, c'est parler d'amour. Mais nous convenons aisément que l'amour a une extension plus large que la charité. Si nous aimons les pierres précieuses, les fleurs, les animaux, le sel, la salade, la viande, les personnes..., nous ne disons pas que nous exerçons la charité envers chacune de ces réalités. Nous la réservons uniquement aux personnes. La charité est en effet un type d'amour qui ne s'adresse qu'aux personnes. Pour mieux le mettre en lumière, je commencerai par préciser les différents types d'amour tels que nous pouvons les vivre chaque jour ; puis nous verrons auquel de ces types se rattache la charité ; je parlerai ensuite des effets intérieurs et des actes de la charité ; du rapport entre la charité et le mérite ; enfin, de la difficulté à être charitable et des vices opposés à la charité.

 

Avant de spécifier les différents types d'amour, il faut bien comprendre que l'amour est à la racine de toutes nos actions. Nous n'agissons jamais que par amour, amour de nous-même ou/et amour d'autrui. L'un comme l'autre de ces amours peut être droit et bon, ou dévoyé et mauvais. Celui qui tue son voisin, parce qu'il le hait pour telle ou telle raison, agit d'abord par un amour pervers de soi-même. Il y a donc amour et amour... et la réflexion philosophique en a distingué trois grands types : l'amour de convoitise, l'amour de bienveillance, l'amour d'amitié.

 

L'amour de convoitise

 

Cet amour nous tourne vers ce qui nous est utile ou agréable. Il nous fait rechercher pour nous-même ce que les réalités ont de bon. Quand nous disons, par exemple, j'aime le chocolat ou j'aime le cheval ou j'aime mon chien, nous parlons d'un amour de convoitise. En soi, cet amour n'est ni bon, ni mauvais. Nous le subissons malgré nous. Il relève de notre sensibilité, de nos passions, qui demandent à être éduquées par les vertus cardinales de force et de tempérance, sans lesquelles il risque de nous rendre esclave de nos convoitises, de nous refermer sur nous-même et de nous rendre égoïste et violent (cf. Ia IIae, q. 28, a. 3 et 4), surtout si le bien qui nous attire est une personne. En soi, il n'est pas mal d'être attiré par telle ou telle personne. Encore une fois, nous n'y pouvons rien ! Par contre, la moralité entre en jeu si l'on choisit de céder à cette attraction pour nouer une communauté de vie avec cette personne, ou si l'on cède à cette attraction en général plus par faiblesse que par véritable choix au point de la préférer aux engagements que l'on a déjà pris envers quelqu'un d'autre, soit dans le mariage, soit dans la vie consacrée. Autrement dit, il y a moralité quand on passe de l'amour affectif à l'amour électif et effectif.

 

L'amour de bienveillance

 

À proprement parler, cet amour nous tourne uniquement vers les personnes, dont nous-même, pour leur vouloir du bien. Nous ne les aimons pas alors en raison de ce qu'elles nous apportent d'utile ou d'agréable, mais simplement pour elles-mêmes et pour leur bien à elles. En soi, cet amour est toujours bon. Il relève non plus de notre sensibilité, mais de notre intelligence et de notre volonté, de nos facultés spirituelles.

 

Peut-être pensez-vous toutefois qu'on puisse aimer un animal de compagnie d'un amour de bienveillance. Il est vrai qu'on donne à cet animal une nourriture et un habitacle convenables, qu'on le promène, qu'on le fait soigner... mais, à bien y réfléchir, c'est toujours pour le plaisir qu'il nous donne et non à raison de lui-même, que nous agissons ainsi à son égard. Qui donnerait sa vie pour sauver celle de son chat ou de son canari ? Une personne qui irait jusque-là ignorerait, d'une part la différence de dignité entre l'animal et l'homme, le second étant un animal raisonnable – doué d'intelligence et de volonté –, et d'autre part la différence entre le bien ultime d'un animal et le bien ultime de l'être humain, c'est-à-dire la source principale de leur bonheur respectif, ce en quoi l'un et l'autre trouvent leur plein épanouissement. Alors que l'animal n'a qu'une destinée temporelle ordonnée à la beauté du monde et au service de l'homme, la personne humaine, elle, est finalisée par la contemplation de Dieu (cf. Ia q. 20, a. 2, ad 3).

 

L'amour d'amitié

 

Comme l'amour de bienveillance, l'amour d'amitié fait appel à notre intelligence et à notre volonté. Mais il inclut la dimension de la réciprocité et celle d'une recherche d'union. Aristote pose cinq conditions à un tel amour : vouloir le bien de son ami, désirer qu'il existe et vive, vouloir vivre avec lui, agir de même, partager ses joies et ses peines[1]. L'amour d'amitié est donc un amour de bienveillance mutuelle unitif. Les amis se veulent et se font mutuellement du bien à raison d'eux-mêmes. Si l'autre ne veut pas être mon ami, sans pour autant qu'il me veuille du mal, il ne peut y avoir amour d'amitié. Pour être parfait, un tel amour suppose un minimum de vie commune, la consécration du temps, et une recherche du véritable bien de l'homme : la vérité de l'amour par l'exercice des vertus morales, et l'amour de la vérité par celui des vertus intellectuelles[2]. Le véritable amour d'amitié n'a d'autre fin que lui-même et la contemplation de la vérité. Entre personnes humaines, c'est dans la communauté conjugale qu'il se réalise principalement parce qu'il implique outre l'union des cœurs, celle des corps. Dans cette communauté, la communication des biens entre les amis que sont l'époux et l'épouse va jusqu'au don que chacun fait de son propre corps à l'autre. Néanmoins, même dans ce cas, si l'amour n'est pas finalisé par Dieu, il demeure imparfait, parce qu'il lui manque Celui qui seul peut combler absolument le cœur de l'homme. Quant à l'association de personnes en vue seulement du plaisir, d'un intérêt ou même d'une fin perverse (vol, trafic de drogue, meurtre...), à strictement parler elle ne mérite pas le nom d'amour d'amitié puisqu'elle repose sur l'amour de convoitise dans lequel celui ou celle à qui l'on s'associe n'est en dernière analyse qu'un moyen pour satisfaire ses propres désirs[3].


[1] Éthique à Nicomaque, Livre IX, chapitre 4.

[2] « L'amitié achevée est celle des personnes de bien, c'est-à-dire de celles qui se ressemblent sur le plan de la vertu. Ce sont elles en effet qui se souhaitent pareillement du bien les unes aux autres en tant que personnes de bien et qui sont telles en elles-mêmes. », Aristote, Éthique à Nicomaque, Traduction et présentation par R. Bodéüs, Flammarion, 2004, p. 415.

[3] « Il s'agit là d'amitiés accidentelles puisque la personne aimée n'est pas aimée pour ce qu'elle est, mais en tant qu'elle procure soit un bien, soit du plaisir. Donc les amitiés de ce genre se dissolvent facilement, les personnes en cause ne restant pas toujours semblables. Si elles ne sont plus agréables ou utiles, elles cessent en effet d'être amies. » Ibid., p. 414 ; « L'amitié au sens premier et principal est celle qui unit les personnes de bien et que telles, alors que celles qui restent ne doivent ce nom qu'à une ressemblance. » p. 420.