PRUDENCE ET CONSCIENCE
Prudence et conscience sont toutes deux liées à la raison pratique, mais tandis que la première est une vertu, la seconde est un acte, comme nous allons le voir en faisant notamment appel à l'enseignement de S. Thomas d'Aquin dans la Somme de théologie.
I La prudence
1. Définition
La prudence est une vertu, c'est-à-dire une disposition ferme et stable à bien agir, et une vertu cardinale, donc aussi à l’origine d’autres vertus. En ce qui la concerne, elle prépare la raison pratique à discerner, en toutes circonstances, le véritable bien de l’homme et à choisir les justes moyens de l’accomplir.
a. Une vertu de l’intellect pratique (II-II, q. 47, a. 1-3)
La prudence concerne directement la faculté cognitive. Elle a son siège dans l’intelligence car elle fait œuvre de jugement, propre à l’intelligence, puisqu’elle rassemble, confronte une situation présente avec une situation passée pour orienter et engager le futur (II-II, q. 47, a. 1). Cette intelligence est l’intelligence pratique. Il s’agit de connaître pour agir. Ainsi l’acte intellectuel de l’homme prudent est par excellence celui de la bonne délibération que S. Thomas traduit par le mot de « conseil ». Le terme n’est pas la seule considération de la raison, même pratique, mais bien l’application à l’œuvre, qui est la véritable fin de la raison pratique (II-II, q. 47, a. 1, ad 3 ; a. 3).
b. Une vertu morale (II-II, q. 47, a. 4)
La prudence est la « droite raison des actions ». Grâce à cette droite règle de l’action, l’homme peut appliquer, sans erreur, les principes moraux aux cas particuliers, et surmonter les doutes à propos du bien à accomplir et du mal à éviter. Il s’agit d’un « appétit droit », c’est-à-dire orienté et rectifié par la raison droite. C’est par cette inclusion réciproque du désir et de l’intelligence que la prudence acquiert la dignité propre aux vertus morales. La prudence se distingue alors d’une simple habileté technique qui s’abstient de toute considération de la fin bonne.
c. Place et spécificité de la prudence (II-II, q. 47, a. 5-7)
La distinction entre la prudence et les autres vertus intellectuelles se fait non pas dans la matérialité des objets, mais dans leur raison formelle et dans les puissances de l’âme qu’ils mobilisent. Une même action à accomplir peut être considérée sous l’aspect de vérité et dans ce cas elle a rapport à la raison et est l’objet propre de la prudence. Elle peut aussi être considérée comme bonne et a alors rapport à l’appétit : elle sera objet d’une vertu purement morale.
Il y a une spécificité de la prudence en tant que vertu, parce qu’il y a une vérité propre aux actions humaines, qui ne se confond pas avec leur bonté : c’est la prudence qui révèle l’existence d’une vérité pratique, distincte de la vérité spéculative (cf. I-II, q. 57, a. 5, ad 3 ; q. 58, a. 2).
Ce n’est pas la prudence qui indique aux autres vertus morales leur fin, car la fin dans l’action tient la même place que les premiers principes en spéculation ; ce sont des connaissances naturelles qui préexistent dans la raison pratique. En revanche, la prudence se révèle indispensable pour appliquer les principes universels à chaque cas particulier, à la manière des conclusions dans les sciences spéculatives. La prudence fournit donc aux vertus morales non pas leur fin, mais les moyens les mieux adaptés à cette fin en fonction des circonstances particulières et toujours changeantes (II-II, q. 47, a. 6). On peut encore préciser davantage l’apport spécifique de la prudence dans l’ensemble de l’agir vertueux en disant que la prudence permet à chaque vertu d’atteindre son juste milieu. Certes, toutes les vertus tendent d’elles-mêmes vers le juste milieu dans le domaine qui est le leur (la tempérance, par exemple, tend d’elle-même à ce que l’homme ne s’écarte pas de la droite raison par la concupiscence). Mais comment et par quelles voies l’homme peut-il atteindre le milieu raisonnable dans telle action vertueuse ? Ce sera à la disposition de la prudence de le déterminer (II-II, q. 47, a. 7). Et elle le fera selon ses trois actes qui sont la bonne délibération ou conseil, le jugement et le commandement, acte principal de la prudence qui applique à la réalisation le résultat du conseil et du jugement.
2. Types de la Prudence : Prudence acquise et prudence infuse ou chrétienne
a. Prudence acquise. (II-II, q. 47, a. 13)
La prudence acquise qui naît de la répétition d'actes prudents, est définie comme une vertu de la raison dans son usage pratique, tournée vers l’action en sa singularité concrète, afin de la diriger en son vouloir, dans la recherche rationnelle (des principes universels) et libre du bien humain (cf. I-II, 65, 1). Elle est un habitus qui incline à bien accomplir l’œuvre bonne. La vertu de prudence est intellectuelle par son domaine et son activité, mais également vertu morale puisqu’elle établit dans la droiture le désir ainsi que les passions de l’être humain et qu’elle est source de bonté pour l’ensemble de son activité qu’elle unifie en lui donnant un sens.
b. Prudence infuse. (II-II, q. 47, a. 14-15)
La prudence surnaturelle est un habitus infusé par Dieu dans l'âme qui dispose la personne à orienter et à diriger ses actes vers sa fin ultime, Dieu lui-même, et dont l'objet est la juste mesure surnaturelle quant à ce qui touche au salut. Par elle, comme par les trois autres vertus cardinales infuses (justice, force et tempérance), l'Homme est ordonné à la Cité céleste, à être « concitoyens des saints et membres de la famille de Dieu » (Eph 2,9 ; Cf. Ia IIae, q. 63, a. 4), tandis que la prudence acquise ne regarde que les affaires humaines de la cité terrestre. En s’exerçant, la prudence infuse mérite d’être augmentée jusqu’à la perfection, comme les autres vertus.
II La conscience
1. Définition
Saint Thomas définit la conscience comme « l'application d'une certaine science ou connaissance qui est en nous, à ce que nous faisons » (Ia, q. 79, a. 13). Cette application ne peut être qu'un acte, et non une puissance de l'âme. Elle se réalise de trois manières : par mode d'attestation, d'incitation ou obligation, et de jugement favorable ou défavorable. On dit que la conscience :
– atteste, « lorsque nous reconnaissons que nous avons accompli ou non telle action ».
– incite ou oblige « quand [...] nous jugeons qu'il faut accomplir ou ne pas accomplir une action ».
– excuse, accuse, ou reproche « lorsque nous jugeons [...] que ce qui a été fait, a été bien fait, ou non ».
À strictement parler donc, la conscience est un acte. Saint Thomas ajoute cependant que le nom de conscience est aussi donné à la syndérèse ou habitus des premiers principes de la raison pratique, du fait qu'un habitus est le principe d'un acte. Ces premiers principes sont : Fais le bien, évite le mal.
Le catéchisme de l'Église catholique reprend l'analyse de saint Thomas en une formule limpide : « La conscience morale est un jugement de la raison par lequel la personne humaine reconnaît la qualité morale d’un acte concret qu’elle va poser, est en train d’exécuter ou a accompli. En tout ce qu’il dit et fait, l’homme est tenu de suivre fidèlement ce qu’il sait être juste et droit » (1778).
2. Jugement de la conscience et jugement de la décision
Par le jugement de la conscience, la vérité sur le bien moral est reconnu pratiquement et concrètement. Ce jugement de la conscience est lié au jugement de la décision par la vertu de prudence qui choisit conformément à ce jugement.
Nous agissons contre notre conscience quand nous choisissons d’agir d’après un autre jugement que celui de notre conscience, comme lorsque nos passions amènent l’intelligence à juger un moindre bien comme le bien qui doit être fait.
3. Faut-il toujours suivre sa conscience ?
Pour S. Bernard de Clairvaux, il faut suivre la loi de l'Église et aller contre sa conscience lorsqu’elle est erronée. Selon lui, suivre une conscience erronée est un péché.
Pour S. Thomas d’Aquin, il faut toujours suivre sa conscience (qu’elle soit erronée ou non). Agir contre le jugement de la conscience revient à pécher. Celui qui agit en fonction d’une conscience souffrant d’une ignorance invincible est dispensé de sa responsabilité : il n’est pas responsable de son acte, même s'il est objectivement mauvais.
Pour S. Alphonse de Liguori, est bon celui qui agit alors que sa conscience erre dans une ignorance invincible : l’acte sera subjectivement bon.
La foi de l'Église s'exprime dans son Catéchisme qui stipule que « l'être humain doit toujours obéir au jugement certain de sa conscience. S'il agissait délibérément contre ce dernier, il se condamnerait lui-même. Mais il arrive que la conscience morale soit dans l'ignorance et porte des jugements erronés sur des actes à poser ou déjà commis » (n° 1790). En cas d'ignorance coupable, c'est-à-dire si la personne a négligé d'informer sa conscience, la responsabilité de l'action mauvaise lui est imputée (cf. n° 1791). Mais si l’ignorance est invincible, ou le jugement erroné sans responsabilité du sujet moral, la personne n'est pas responsable du mal commis. Ce mal n’en demeure pas moins un mal. Il faut donc travailler à éclairer la conscience morale et à la corriger de ses erreurs (cf. n° 1793).
Conclusion
Droite règle de l'action, la prudence « ne se confond ni avec la timidité ou la peur, ni avec la duplicité ou la dissimulation » (CEC 1806). Elle concerne et rectifie les moyens ordonnés à une fin, et applique aux cas particuliers les principes moraux universels de la syndérèse : « évite le mal, fais le bien » (Cf. IIa IIae, q. 47, a. 6, ad. 3). La conscience, elle, est l'acte de la syndérèse; elle porte des jugements moraux sur les actes humains. La dignité de la personne humaine implique et exige la rectitude de la conscience morale. L’homme a le droit d’agir en conscience et en liberté afin de prendre personnellement les décisions morales.