LA GRÂCE DU CHRIST
INTRODUCTION
En sa nature divine, le Christ possède la sainteté substantielle et incréée de Dieu, mais sa nature humaine a encore à être sanctifiée, graciée, pour être haussée au niveau de la personne du Verbe de Dieu dont elle est la nature. Cette grâce n’est pas due seulement à l’humanité individuelle assumée par le Verbe. Le Christ en a également besoin pour sa mission de salut auprès des Hommes. Il en bénéficie au même titre et plus encore que tous les prophètes qui l’ont précédé et annoncé. Enfin, en sa qualité de médiateur entre Dieu et les Hommes, cette grâce lui est nécessaire de sorte qu’elle puisse dériver sur tous les Hommes et les sanctifier à leur tour. Bref, toute l’humanité du Christ devait recevoir la grâce en plénitude aussi bien au plan de son être que de son agir. C'est pourquoi la théologie a distingué trois manières d’entendre le mot « grâce » appliquée au Christ : la grâce d’union, la grâce personnelle et la grâce capitale. Ce ne sont pas là trois grâces différentes, mais trois manières de saisir la grâce, qui est un fruit de l’action de l’Esprit Saint dans l’humanité du Christ.
LA GRÂCE D'UNION
Par « grâce d’union », on entend l’union de Dieu et de l’homme dans le Christ, union envisagée comme une grâce. Cette expression ne se trouve comme telle ni dans l'Écriture, ni chez les Pères. Elle provient néanmoins de la lecture de l’Écriture faite par ceux-ci.
Augustin parle de l’incarnation comme du fruit d’une grâce, mieux encore, comme la manifestation la plus éclatante de la grâce de Dieu et le modèle par excellence de toute grâce. Rien hors du Christ ni même dans l’humanité du Christ n’a mérité une telle élévation, car dès le premier instant de sa conception, cette humanité est celle du Fils de Dieu.
Au XIIe siècle, Pierre Lombard forge l'expression « grâce de l’union » pour signifier que le Christ n'est pas Fils de Dieu par adoption, comme nous, mais qu'il est le Fils de Dieu depuis le premier instant. Il l’est par union en ce sens que son humanité partage la filiation naturelle du Verbe envers son Père, possède le même être et subsiste en sa personne divine en raison de l'union hypostatique.
Saint Thomas d'Aquin s’est efforcé de situer la place singulière de la grâce d’union dans le schéma général de la grâce. Pour lui, la grâce signifie :
- La volonté de Dieu qui donne gratuitement, c’est son amour rayonnant et bienfaisant, autrement dit Dieu lui-même.
- Le don même qui est fait à la créature et qui l’élève jusqu’à Dieu. Ce don se fait soit selon l’opération, et c’est le cas des saints qui connaissent et aiment Dieu, soit selon l’être personnel, et c’est le cas unique du Christ dont la nature humaine n’est pas seulement rendue apte à produire des actes proportionnés à Dieu, mais est entièrement assumée pour être la nature humaine du Fils de Dieu (cf. Somme de théologie III, q. 2, a. 10).
Le don gratuit fait à l’Homme qui s’épanouit chez les saints en opérations de connaissance (foi) et d’amour (charité), est un don créé. C’est ce qu’on appelle la grâce sanctifiante ou habituelle (habitus entitatif qui se déploie en habitus opératifs). Mais la grâce d’union est incréée et ce, à double titre. Elle est incréée en tant qu’elle est Dieu lui-même sous l’aspect de son amour bienveillant et en tant que le don fait à la nature humaine est la personne divine du Verbe elle-même. « La grâce de l’union, c’est l’être personnel lui-même qui a été donné gratuitement par Dieu à la nature humaine dans la personne du Verbe.[1]» Il n’y a donc pas univocité entre cette grâce incréé et infinie, et les réalisations créées de la grâce, mais toute la distance analogique qui sépare l’union hypostatique d’une simple participation adoptive à la nature divine.
LA GRÂCE PERSONNELLE
Le don que la personne du Verbe fait à l’humanité du Christ, la grâce d’union, appelle en suprême convenance (cf. De Veritate 26,10, ad 8) la grâce créée, c'est-à-dire habituelle et sanctifiante, dans l'âme du Christ. Ceci pour deux raisons liées à son être et à son agir :
- Convenance au Christ d’une grâce sanctifiante dans l’ordre de l’être : l’humanité du Christ est unie à Dieu de la façon la plus étroite. Il est donc impensable que cette humanité de Jésus ne soit pas la première à bénéficier de cette grâce. Toutefois, cet influx de grâce en l’âme du Christ n'est pas une conséquence nécessaire de l'union hypostatique. C'est une grâce qui demeure une grâce. Dans le Christ, à la différence des autres Hommes, elle n’a pas eu à éliminer le péché, puisqu’il n’y en avait pas. Mais elle a eu comme rôle premier d’élever sa nature humaine pour la rendre intime à Dieu. La nature humaine du Christ est donc à la fois divine parce qu’elle appartient par union à Dieu le Verbe, et divinisée par grâce.
- Nécessité d’une grâce habituelle dans l’ordre de l’opération : la grâce est un don qui élève la nature, principe d’agir. Elle est donnée à l'Homme pour qu'il s'unisse à Dieu par ses opérations spirituelles de connaissance et d'amour. L’humanité de Jésus, en tant que créature, est incapable de rejoindre Dieu lui-même dans son mystère propre. Cela ne tient pas au péché, mais à sa condition de créature. Sans la grâce, l’homme Jésus aurait été étranger à sa propre vie divine. La grâce était nécessaire au Christ pour lui permettre de connaître son mystère et la joie de l’union spirituelle avec Dieu. Elle était requise pour mettre sa psychologie humaine au niveau de son ontologie. Saint Thomas d'Aquin le résume ainsi : « La noblesse de son âme exigeait de pouvoir atteindre Dieu au plus près par ses activités de connaissance et d’amour ; pour cela il était nécessaire que sa nature humaine fût surélevée par la grâce.[2]»
Il existe également une autre raison non plus liée à l'être ni à l'agir du Christ mais à sa mission de salut, à sa relation au genre humain, et c'est le troisième aspect de la grâce dans le Verbe incarné, celui de la grâce capitale.
LA GRÂCE CAPITALE
La grâce capitale ne fait pas nombre avec la grâce personnelle. La grâce en effet n’est pas donnée au Christ seulement comme à une personne privée, mais aussi en tant qu’il est source de la grâce pour tous les Hommes, en tant qu’il est la Tête répandant la vie divine de communion avec le Père dans tout son corps qu’est l’Église. Il fallait donc en convenance que la grâce créée lui fût donnée avec une plénitude telle qu’elle pût rejaillir sur tous les Hommes (cf. ST III, q. 7, a. 9) : « De sa plénitude nous avons tous reçu, et grâce pour grâce » (Jn 1, 16). Telle est ce qu’on appelle la grâce capitale. C’est la même grâce qui justifie (divinise) l’âme du Christ et qui lui donne d’être la Tête de l’Église et de justifier les autres. Voici ce qu'écrit le Cardinal Journet :
« C’est pour qu’il fût vraiment “la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église” (Col 1,18) que “Dieu s’est plu à faire habiter en lui la plénitude” (Col 1,19), le comblant d’une grâce destinée à déborder sur l’humanité pour former au milieu d’elle l’Église. Cette grâce du Christ-Tête, qui se répand sur l’Église-Corps, pour former le Christ total, Tête et Corps, voilà ce qu’on appelle la grâce capitale du Christ.[3]»
La grâce capitale du Christ est à la fois l’influx de la vie divine provenant du Christ-Tête et donnant vie à tout le Corps ecclésial, et la motion par cette Tête des activités vitales de ce Corps. La grâce est toujours christique, elle porte toujours la marque de l’humanité de Jésus. Autrement dit, toute grâce sanctifiante, qu’elle soit reçue dans la foi et les sacrements, ou qu’elle soit reçue par des chrétiens non catholiques ou même par des non-baptisés, procure toujours, l’incorporation au Christ. Il n'y a pas d’un côté une grâce christique reçue dans l’Église et, de l’autre, une grâce qui serait à l’œuvre sous l’action de l’Esprit Saint en dehors du mystère du Christ et de l’Église. Pour le dire avec saint Paul, Jésus-Christ est l'« unique médiateur entre Dieu et les Hommes » (1 Tm 2,5).
Le Christ est la tête de l’Église en tant que Dieu et en tant qu’homme. En tant que Dieu, il donne la grâce, le Saint-Esprit, par autorité. En tant qu’homme, cela lui convient comme instrument, parce que son humanité est l’instrument conjoint et libre de sa divinité[4]. Cette capitalité s’exerce aux points de vue de l’ordre, de la perfection et de la puissance. De l’ordre, car, en raison de sa proximité avec Dieu, le Christ possède la grâce la plus haute. De la perfection, car il possède la plénitude de toutes les grâces. De la puissance, car il peut communiquer sa grâce à tous les membres de l’Église. Aussi, de même que le Christ est premier dans l’œuvre de création selon sa divinité, il est premier dans l’œuvre de grâce selon son humanité.
Les vertus et dons du Saint-Esprit dans le Christ
Les vertus dans le Christ
De même que, dans l’ordre naturel, les puissances de l’âme dérivent de son essence, de même, dans l’ordre surnaturel, les vertus sont comme des dérivations de la grâce[5]. La grâce sanctifiante, habitus entitatif, est un principe d’opération éloigné, la vertu, habitus opératif, est un principe prochain de l’agir spirituel. Les vertus ne divinisent pas l’âme elle-même, mais ses facultés spirituelles de connaissance et d’amour. Dans le Christ, la grâce étant parfaite, il en résulte qu’il eut toutes les vertus au degré le plus élevé[6].
Du fait qu'il possède toutes les vertus, le Christ n’est pas seulement la source de toute grâce, mais aussi le modèle de la vertu, d’une vie conforme au projet de Dieu sur l’Homme. Son exemplarisme est à la fois ontologique, puisque par la grâce, l'Homme est remodelé de l’intérieur à l’image du Fils (Cf. Rm 8, 29), et moral étant donné que par son incarnation et sa vie, le Christ est un exemple et un modèle accessibles à tout Homme.
Les dons du Saint-Esprit dans le Christ
Alors que les vertus surnaturelles comme les vertus acquises sont des dispositions stables à poser des actes bons laissés à l'initiative du sujet, les dons du Saint-Esprit sont des disposions stables à être mu par l'Esprit Saint, donc relèvent d'un agir plus haut que celui qui s'exerce par les vertus. Le prophète Isaïe a donné une liste de ces dons (Is 11,2-3) et l'Évangile nous montre Jésus « poussé par l'Esprit » et toujours docile à son Père. En ses puissances, l'âme du Christ, outre des vertus surnaturelles, était gratifiée des dons du Saint-Esprit qui lui permettaient d'obéir spontanément et librement à la volonté de Dieu.
Plénitude et croissance de la grâce dans le Christ Jésus
L'évangéliste Luc écrit de Jésus qu'il « croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les Hommes » (2,52). Saint Jean lui affirme que le Christ était « plein de grâce et de vérité » (1,14). Comment lever cette apparente contradiction ? Pour certains exégètes, la grâce dans la citation de Luc aurait un sens profane et désignerait simplement le charme singulier de Jésus. Pour d'autres, ce terme soulignerait plutôt l’assistance divine : Jésus progressait dans la faveur de Dieu.
L'explication de saint Thomas d'Aquin a l'avantage de conserver au mot « grâce » tout son poids religieux. Elle repose sur la distinction entre habitus et acte. Alors que les habitus sont des principes de l’agir, les actes, eux, sont l’agir lui-même, la mise en œuvre des principes. Le Christ a certes possédé les principes de son agir en plénitude dès le commencement de son existence humaine, mais en ce qui concerne les actes, il a connu une réelle croissance qu'exigeait la vérité de l'incarnation. Dans le Christ, il y eut donc à la fois plénitude de grâce et de vertus, et progrès quant à leur exercice effectif jusqu'à la passion et à la mort sur la croix.
BIBLIOGRAPHIE
- Emery G., Cours de christologie, Fribourg, 2002-2003.
- Journet C., Théologie de l’Église, Desclée de Brouwer, 1958.
- Nicolas J.-H., Synthèse dogmatique, Paris-Fribourg, 1985, p. 361-374.
- St. Thomas, Somme de théologie, IIIa, q. 7 et 8.
- Torrell J.-P., « Notes explicatives » et « Renseignements techniques » in Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique. Le Verbe incarné, t. II, Paris, 2002.
[1] ST IIIa, q. 6, a. 6.
[2] Ibid., q. 7, a. 1.
[3] C. JOURNET, Théologie de l’Église, Desclée de Brouwer, 1958, p. 67.
[4] Cf. ST IIIa, 8, 1, ad 1-2.
[5] ST IIIa, q. 7, a. 2.
[6] Réserve devant être faite pour la foi puisque son âme voyait l'essence divine (cf. ST IIIa, q. 7, a. 3) et pour l'espérance qui ne portait chez lui que sur l'immortalité et la glorification corporelle (cf. ST IIIa, q. 7, a. 4).